Changer de banque 2. Les pratiques financières répréhensibles de nos banques

Et si on changeait de banque pour choisir une banque éthique ? Pour gagner de l’argent, les banques mettent en place des stratégies pas toujours légales, et qui peuvent tous et toutes nous affecter. Petit aperçu de ces pratiques, du blanchiment d’argent à la spéculation en passant par l’évasion fiscale.

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Voir le résumé en vidéo

J’ai consacré mon article précédent à l’impact extrêmement négatif de certains projets dans lesquels les banques investissent. Les transactions financières des banques ont elles aussi des effets importants qui nous concernent directement. Il s’agit d’un sujet extrêmement vaste qu’il n’est pas possible de traiter exhaustivement, mais j’aimerais présenter ici quelques exemples.

Le financement de crimes contre l’humanité

En juin 2014, BNP Paribas a accepté de payer une amende de 8,9 milliards de dollars après avoir plaidé coupable d’avoir violé des embargos des États-Unis. En particulier, la banque est accusée d’avoir, entre 2002 et 2007, effectué des transactions financières d’une valeur totale de plusieurs milliards de dollars avec le gouvernement soudanais, accusé de soutien au terrorisme international ainsi que de crimes contre l’humanité au Darfour (voir le communiqué de presse et les documents officiels du Département de Justice des États-Unis). En 2015, le Crédit Agricole a été condamné à une amende de 787 millions de dollars pour les mêmes motifs (voir le communiqué de presse du Département des services financiers de l’État de New York). La Société Générale est elle aussi impliquée mais négocie actuellement un accord avec les autorités états-uniennes (voir ici).

En juin 2017, trois associations, Sherpa, le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR) et Ibuka France, ont par ailleurs déposé une plaine contre la banque BNP Paribas pour complicité de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, qui a mené en septembre 2017 à l’ouverture d’une information judiciaire. Malgré l’embargo du Conseil de sécurité de l’ONU de 1994 qui interdisait toute livraison d’armes au Rwanda, la banque aurait validé le virement de 1,3 million de dollars depuis la Banque Nationale du Rwanda vers le compte d’un marchand d’armes. C’est 80 tonnes d’armes qui auraient été achetées grâce à la complicité de BNP Paribas et qui auraient contribué au génocide des Tutsis par les Hutus (voir le dossier de presse réalisé par l’association Sherpa).

Le blanchiment d’argent

Plusieurs grandes banques ont également été poursuivies dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent. Ainsi, en juin 2017, BNP Paribas a été condamnée à une amende de 10 millions d’euros pour ne pas avoir mis en œuvre des moyens suffisants pour détecter et répondre aux soupçons de blanchiment d’argent au sein de l’établissement (voir le communiqué de presse de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution). Quelques semaines plus tard, la Société Générale a été condamnée à une sanction de 5 millions d’euros pour les mêmes raisons (voir le communiqué de presse de l’ACPR).

Un autre cas emblématique est celui de la banque HSBC. En juillet 2012, cette dernière a été accusée de diverses infractions, et notamment d’avoir fait entrer aux États-Unis de l’argent blanchi issu du trafic de drogue, principalement au Mexique (voir le communiqué et le rapport du Sénat des États-Unis). La guerre des cartels au Mexique est considérée comme le deuxième conflit le plus meurtrier au monde (après la guerre en Syrie) puisque, d’après l’International Institute for Strategic Studies (IISS), ces violences ont coûté la vie à environ 23 000 personnes en 2016 (voir ici). Pourtant, HSBC n’a pas été condamnée pour son implication dans le blanchiment de l’argent sale mexicain. En décembre 2012, la banque a conclu un accord avec le département de justice des États-Unis en s’engageant à payer une amende d’environ 1,9 milliard de dollars (voir le rapport du Département de Justice des États-Unis, dans lequel il est estimé qu’au moins 881 millions de dollars issus du trafic de drogue, principalement au Mexique, ont été introduits aux États-Unis par HSBC). Un rapport de la Chambre des représentants des États-Unis, daté de 2016, a révélé que le Département de Justice avait renoncé aux poursuites pénales contre la banque par crainte de conséquences négatives pour l’économie nationale ou même mondiale. En d’autres termes, certaines entreprises privées sont considérées par les autorités mondiales comme « too big to jail », trop grandes pour être condamnées. C’est-à-dire qu’elles sont au-dessus des lois…

Les banques et l’évasion fiscale

Les banques semblent également considérer qu’elles ne sont pas vraiment concernées par l’impôt sur le revenu. Un rapport de l’ONG Oxfam, daté de mars 2017, s’est intéressé aux pratiques des 20 plus grandes banques européennes en termes d’évasion fiscale, à la suite de l’entrée en vigueur en 2015 de l’obligation pour ces établissements de publier l’ensemble de leurs bénéfices et dépenses dans les paradis fiscaux (Directive 2013/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 concernant l’accès à l’activité des établissements de crédit et la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d’investissement, article 89 ; voir également le rapport des ONG CCFD-Terre Solidaire, Oxfam France et Secours Catholique – Caritas France, daté de 2016 et qui concerne les cinq plus grandes banques françaises). Les banques jouent un rôle de premier plan dans l’évasion fiscale des particulier·ère·s et des entreprises, puisque ce sont elles qui créent des comptes offshore pour leurs client·e·s et qui font transiter l’argent vers et depuis les paradis fiscaux, où les taux d’imposition sont plus faibles voire nuls. Les Panama Papers ont par exemple révélé que plus de 500 banques ont permis à leurs client·e·s d’ouvrir près de 15 600 sociétés offshore au Panama par l’intermédiaire du cabinet Mossack Fonseca (voir ici, en anglais). Dans un rapport (en anglais) publié en janvier 2017, le groupe Les Verts/Alliance Libre Européenne au Parlement européen a analysé les données obtenues grâce aux Offshore Leaks (2013), aux Panama Papers et aux Bahamas Leaks (2016), disponibles sur la base de données créée par l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ). Cette analyse s’intéresse au rôle des intermédiaires (banques, groupes d’audit financier ou encore cabinets d’avocat·e·s) qui ont permis à leurs client·e·s d’ouvrir des sociétés offshore. En première et deuxième places figurent les banques suisses UBS et Crédit Suisse, tandis que parmi les 30 entreprises les plus impliquées au niveau mondial, on trouve également la Société Générale, le Crédit Agricole et BNP Paribas.

Mais les banques pratiquent également l’évasion fiscale pour elles-mêmes. Le rapport d’Oxfam daté de 2017 révèle ainsi que les vingt plus grandes banques européennes ont déclaré 26% de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, alors qu’elles n’emploient que 7% de leurs effectifs dans ces pays. En moyenne, ces banques dégagent un bénéfice de 45 000 euros par employé·e dans chaque pays. Cette moyenne s’élève à 171 000 euros dans les paradis fiscaux et même 6 298 000 euros dans les îles Caïmans. Ce chiffre atteint 13 255 000 pour un·e employé·e de Barclays au Luxembourg. En d’autres termes, un·e employé·e de banque dans un paradis fiscal serait 3,8 fois plus productif·ve que la moyenne mondiale, un·e employé·e dans les îles Caïmans serait 140 fois plus productif·ve que la moyenne mondiale et un·e employé·e de Barclays au Luxembourg 294 fois plus productif·ve ! Difficile de croire que les personnes qui travaillent dans ces pays sont simplement beaucoup plus efficaces, surtout quand on considère que les banques dégagent des bénéfices importants dans des pays où elles ne comptent aucun·e employé·e. Même s’il est possible que de tels déséquilibres soient dus au choix des établissements de privilégier les activités de banque d’investissement plutôt que de banque de dépôt dans les paradis fiscaux, ces chiffres suggèrent fortement que les banques pratiquent l’évasion fiscale pour payer moins d’impôts.

Pour le seul Luxembourg, les vingt principales banques européennes ont dégagé 4,9 milliards d’euros de bénéfices en 2015, ce qui est l’équivalent de la somme de leurs bénéfices au Royaume-Uni, en Allemagne et en Suède. Par ailleurs, les banques européennes possèdent de nombreuses filiales au Delaware, État des États-Unis connu comme un paradis fiscal, et en particulier des filiales domiciliées à la même adresse que 285 000 autres entreprises… En 2015, c’est près de 25 milliards d’euros de bénéfices que les vingt plus grandes banques européennes ont déclarés dans les paradis fiscaux. Autant d’argent qui échappe aux gouvernements des pays où sont réellement réalisés ces bénéfices, qui manque pour financer les hôpitaux publics et l’assurance maladie, les écoles et les universités, les retraites, les logements sociaux, les transports publics, la transition écologique, la culture ou encore la justice et les contrôleurs chargés de lutter contre l’évasion fiscale.

Les banques et la spéculation

Mais les pratiques légales des banques ne sont pas moins condamnables. En spéculant sur les marchés financiers (ce qu’on appelle le trading pour compte propre), elles courent également le risque de perdre des sommes colossales et mettent ainsi en danger l’épargne de la population. C’est ce qui est arrivé notamment à la Société Générale, qui a perdu 4,9 milliards d’euros en 2008. Le trader Jérôme Kerviel, qui avait fraudé, avait à l’origine été tenu pour unique responsable, condamné à cinq ans de prison, dont deux avec sursis, et contraint de rembourser la somme perdue (jugement du tribunal correctionnel daté du 5 octobre 2010). En raison du préjudice qui aurait été subi, le ministère de l’économie et des finances français a accordé à la Société Générale un crédit d’impôt de près de 2,2 milliards d’euros (voir par exemple ici), malgré l’avis négatif de nombreux experts sollicités qui ont souligné la responsabilité de la banque dans cette perte (voir ici). Le 23 septembre 2016, la Cour d’Appel de Versailles a pourtant fini par reconnaître les fautes de la Société Générale (voir le jugement). Les juges ont en effet souligné des « carences graves du système de contrôle interne » et des « choix managériaux qui ont […] privilégié la prise de risque au profit de la rentabilité ». La réparation du préjudice à charge de Jérôme Kerviel a ainsi été abaissée à un million d’euros. À la suite de ce jugement, le ministère de l’économie et des finances a lancé une procédure pour réclamer le remboursement du crédit d’impôt accordé à la Société Générale (voir ici).

Mais l’affaire est beaucoup plus compliquée puisque Jérôme Kerviel demande une expertise extérieure sur les comptes de la banque, qui lui a été refusée (voir le jugement de la Cour d’appel de Versailles daté du 14 janvier 2015). « Selon Monsieur Jérôme Kerviel, l’existence de cette perte [de 4,9 milliards d’euros], comme son quantum, ne sont fondés que sur les seules affirmations unilatérales et péremptoires de la Société Générale ». En 2016, le trader a réitéré sa demande. Selon lui, « la Société Générale aurait profité de la fraude de son trader pour camoufler des pertes liées à des actifs toxiques et pour liquider […] des positions liées au subprimes » (jugement de la Cour d’appel de Versailles du 23 septembre 2016). Cette explication est également soutenue par des experts tels que l’ancien directeur général adjoint du marché à terme international de France (voir ici).

Jérôme Kerviel dénonce par ailleurs une enquête manipulée par la banque. Il a déposé plainte contre cette dernière en juin 2013, en l’accusant d’avoir effacé près de trois heures d’entretien sur les enregistrements de son interrogatoire par ses supérieurs, qui ont été utilisés lors du procès pour démontrer sa culpabilité. Les deux experts qui ont pu analyser ces enregistrements pour la défense de Jérôme Kerviel ont réfuté la contre-expertise de la Société Générale (voir ici). La justice a rejeté cette plainte en juillet 2015, affirmant que les enregistrements n’ont pas été manipulés, mais aucune information supplémentaire n’est disponible (voir ici). En 2015, Nathalie le Roy, la commandante de police qui était en charge de l’enquête en 2008 et en 2012, a déclaré à la justice qu’après avoir été longtemps convaincue que le trader était seul responsable de la perte, elle a peu à peu compris qu’elle avait été instrumentalisée par la Société Générale. Selon elle, tous les témoins et les pièces justificatives pris en compte lors du procès ont été fournis par la banque, qui refusait par ailleurs de remettre des documents qui auraient pu démontrer son implication. Quant à la justice, elle serait partiale puisque les témoins qui contredisaient la version officielle de la Société Générale ont été ignorés, que la commandante de police s’est vu refuser toute expertise extérieure et que les plaintes de Jérôme Kerviel ont été classées sans suite en octobre 2012 malgré les doutes exprimés par la policière (voir ici). Son témoignage a été décrédibilisé par un rapport de la brigade financière (voir ici). Mais Nathalie le Roy continue d’accuser la banque et les magistrats en charge du dossier (voir ici).

Elle a répété son témoignage le 16 juin 2016 au tribunal (voir ici), où ont été diffusés des extraits de l’enregistrement d’une de ses conversations avec Chantal de Leiris, magistrate en charge du dossier de 2008 à 2012 (voir ici et ). Dans cet entretien, Chantal de Leiris indique avoir classé sans suite les plaintes de Jérôme Kerviel en 2012 sur demande de sa hiérarchie et confirme que la justice comme la Société Générale ont tenté de démolir le témoignage de Nathalie le Roy en prétextant notamment des pertes de mémoire de cette dernière à la suite d’un AVC. Chantal de Leiris, personnellement mise en cause par cet enregistrement clandestin, nie aujourd’hui tout dysfonctionnement de la justice (voir ici) et a porté plainte contre la commandante de police pour l’avoir enregistrée à son insu. Les juges ont à nouveau affirmé en août 2017 que l’enquête n’avait pas été manipulée (voir par exemple ici) et la policière, qui peut probablement être considérée comme une lanceuse d’alerte, a été mise en examen en octobre 2017 (voir ici).

Des professionnels du milieu judiciaire ainsi que des personnalités politiques réclament aujourd’hui pour Jérôme Kerviel « un procès dont les preuves ne soient pas truquées » (voir ici, et ainsi que des interviews d’Eva Joly [ici, ou ], qui était juge avant d’être candidate à l’élection présidentielle). Nous ne connaîtrons probablement jamais toute la vérité sur cette affaire. Mais qu’une perte de 4,9 milliards doive être imputée à un homme seul, insuffisamment contrôlé par sa hiérarchie, ou que la Société Générale ait perdu des sommes considérables et ait attribué ces pertes à son trader, en manipulant voire en corrompant la justice, cette affaire révèle l’extrême vulnérabilité des banques. Quant aux 2,2 milliards d’euros de crédit d’impôt payés par les contribuables, nous ignorons s’ils seront un jour remboursés par la Société Générale. La question a été examinée le 11 octobre 2017 par la Cour administrative d’appel de Paris (voir ici) mais Michel Sapin, l’ancien Ministre de l’Économie et des Finances, avait déclaré, au moment de lancer la procédure, que « les décisions […] seront couvertes par le secret fiscal » (voir ici). En 2016, nombreux étaient ceux qui estimaient que le processus avait peu de chances d’aboutir (voir ici)…

Malheureusement, l’affaire Kerviel est loin de représenter un cas unique. Plusieurs autres banques ont ainsi perdu plusieurs centaines de millions, voire de milliards de dollars (voir, à titre indicatif, la liste dressée par la communauté wikipedienne). La banque JPMorgan Chase a par exemple perdu une somme estimée à 6,2 milliards de dollars en 2012. Cette perte a été attribuée par les médias à un unique trader (voir par exemple ici), Bruno Iksil, surnommé « la baleine de Londres », en raison des énormes montants qu’il mettait en jeu, ou encore « Voldemort ». Pourtant, un rapport du Sénat états-unien a montré que l’homme avait tenté d’avertir sa hiérarchie des risques encourus, et que le PDG lui-même en avait été informé trois mois auparavant, mais que les risques ont été sans cesse ignorés. JPMorgan Chase a dissimulé ses pertes pendant des mois et a fourni de fausses informations à l’organisme états-unien chargé de surveiller les banques. Encore une fois, la perte ne peut être attribuée à un « rogue trader » (opérateur de marché rebelle en français) mais est le résultat d’une prise de risque assumée. Cela n’a pas empêché Bruno Iksil et son équipe d’être licenciés, tandis que le PDG de JPMorgan Chase a touché l’année suivante un salaire presque deux fois supérieur à son salaire de 2012 (voir ici).

Mais les risques de pertes importantes n’effraient pas les banques qui, pour les plus grandes, sont considérées comme « too big to fail », trop grandes pour faire faillite, parce qu’une telle faillite représenterait un risque pour l’économie. C’est-à-dire qu’en cas de pertes importantes, elles sont sauvées par les États. Comme le résume Philippe Lamberts, député belge européen, dans le documentaire La dette, une spirale infernale (2014), « c’est un casino extraordinaire parce que pile je gagne, face le contribuable paie ». Le Conseil de stabilité financière, basé à Bâle, identifie 30 banques « systémiques », c’est-à-dire « too big to fail », parmi lesquelles les françaises BNP Paribas, groupe BPCE, Crédit Agricole, Société Générale, ou encore la banque en ligne ING (voir ici).

C’est ainsi que, depuis la crise de 2007-2008, en partie provoquée par des pratiques financières irresponsables, les États sont venus au secours de banques menacées de faillite. Il est difficile de savoir combien ces sauvetages nous ont réellement coûté, tant les données à prendre en compte sont complexes et que les chiffres diffèrent selon les estimations. Les experts d’Attac et de Basta ! estiment ainsi à 30 milliards d’euros le coût du sauvetage des banques françaises1. D’après Eurostat, qui publie les statistiques officielles de l’Union Européenne, les interventions publiques visant à soutenir les institutions financières ont coûté 218 milliards d’euros aux gouvernements européens entre 2007 et 2016 (même si le Danemark et la France, contrairement à la plupart des autres pays, ont tiré profit de ces prêts). Un rapport de l’ONG Transnational Institute, daté de février 2017, détaille certains de ces coûts. Dans certains cas, des banques ont été nationalisées puis une nouvelle fois privatisées à un prix inférieur au prix de nationalisation, ce qui a entraîné des pertes pour les États. Par ailleurs, il faut prendre en compte certains coûts cachés, notamment la rémunération des cabinets d’audit qui ont reçu des millions d’euros pour des activités de conseil (bien que l’on ait constaté de graves irrégularités ou des erreurs qui ont entraîné des pertes importantes et pour lesquelles les cabinets ont parfois été condamnés, sans malgré tout cesser de conseiller les gouvernements).

La spéculation sur les matières premières agricoles

Un autre type de spéculation est particulièrement néfaste pour la population mondiale. Des rapports des ONG Foodwatch (2011) et Oxfam (2013 et 2015) s’intéressent au rôle des banques dans la spéculation sur les denrées alimentaires, accusée par de nombreuses études (citées par le rapport de Foodwatch, p. 52-53 mais dont les résultats sont contestés par les banques et d’autres économistes) d’avoir contribué à une hausse des prix alimentaires si importante que des millions de personnes supplémentaires ont basculé dans la pauvreté. Comment ce système fonctionne-t-il ? Depuis le XIXe siècle, les céréales et d’autres produits alimentaires sont vendus en bourse grâce à des contrats à terme (ou futures en anglais). Il s’agit de contrats qui définissent à l’avance la quantité achetée, le prix de vente ainsi que la date de livraison et de paiement, qui est différée. Ce système était à l’origine profitable aussi bien aux agriculteur·trice·s qu’aux acheteur·euse·s puisqu’il permettait de planifier les récoltes et les productions tout en offrant des garanties face aux fluctuations de prix liées par exemple à des mauvaises conditions climatiques.

Pourtant, depuis le début des années 2000, la dérégulation de ce marché a permis à la spéculation de prendre une place de plus en plus importante dans l’achat et la vente de contrats à terme. Les spéculateur·trice·s, qui parient sur une augmentation des prix due à la croissance de la population mondiale ou encore au développement des biocarburants, achètent de très nombreux contrats à terme sans aucune intention d’obtenir la marchandise finale et monopolisent presque le marché. Désormais, le nombre de futures est bien plus important que la production réelle d’une denrée, puisqu’un contrat peut être vendu et acheté plusieurs fois avant son terme, c’est-à-dire avant la livraison effective. Chaque jour, c’est plusieurs fois la production mondiale de certains produits qui peut être échangée en bourse et, selon Oxfam (rapport de 2013, p. 8), la spéculation concernerait 97% des échanges de contrats à terme portant sur des matières premières. Les spéculateur·trice·s, parce qu’ils créent une demande artificielle et peuvent imposer leurs conditions de vente, font donc augmenter les prix des futures et les agriculteur.trice.s qui vendent leurs récoltes directement sans passer par la bourse s’alignent sur ces prix plus chers.

Selon toute vraisemblance, la spéculation a fortement contribué à la crise alimentaire mondiale de 2007-2008. Entre juin 2007 et juin 2008, les prix des produits agricoles ont augmenté de manière spectaculaire. À la Chicago Board of Trade, la principale bourse pour les matières premières agricoles, cette hausse a atteint 140% pour le maïs et le blé. Pour des populations qui consacrent presque la totalité de leurs revenus à leur alimentation, cette hausse est catastrophique et l’on estime que 100 millions de personnes supplémentaires ont souffert de la faim à cette époque. Cette situation a eu comme conséquence d’importantes manifestations voire des « émeutes de la faim » dans une trentaine de pays du monde (voir fig. 1).

Fig. 1 : Tiré de Pierre Janin, « Les “émeutes de la faim” : une lecture (géopolitique) du changement (social) »,
Politique étrangère 2009, 2, p. 251-263.

En mai 2008, au sommet de cette crise alimentaire, la banque belge KBC a invité ses client·e·s, dans une publicité qui a fait polémique (voir ici), à « tire[r] avantage de la hausse du prix des denrées alimentaires », c’est-à-dire à faire du profit sur le dos des populations qui ne pouvaient plus se nourrir. De nombreuses banques proposent en effet à leurs client·e·s d’investir leur argent dans des fonds indexés sur les matières premières (agricoles mais non seulement : il peut s’agir notamment de pétrole ou de métaux). C’est dans ce cas la banque qui achète et qui gère un nombre important de contrats à terme, qui peuvent rapporter de l’argent ou au contraire en faire perdre aux client·e·s en fonction de la hausse ou de la baisse des prix. Dans les deux cas, la banque fait du profit en prélevant une commission. En France, d’après le rapport d’Oxfam daté de 2013, BNP Paribas, la Société Générale, le Crédit agricole et sa filiale LCL, ainsi que Natixis, du groupe BPCE, proposaient de tels fonds, ce qui représentait un total de plus de 2,5 milliards d’euros investis dans les fonds qui ont pu être identifiés par l’ONG.

Même si, comme souvent en économie, il ne peut être démontré que c’est la spéculation sur les denrées alimentaires qui est responsable de la flambée des prix, et même si cette hypothèse est contestée par certains économistes, l’enjeu est tellement important que le principe de précaution devrait s’appliquer : la spéculation sur les denrées alimentaires devrait être fortement réglementée pour empêcher les dérives de ce système, comme le propose le Groupe d’experts de haut niveau sur le sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE) dans un rapport daté de 2011 (p. 13 et 44). À la suite de l’étude d’Oxfam, les grandes banques françaises ont presque toutes pris des engagements pour réduire leur implication dans la spéculation sur les denrées alimentaires, mais, selon un second rapport de 2015, seul le Crédit agricole a arrêté de proposer de tels fonds. De l’avis de Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation, « les spéculateurs boursiers qui ont ruiné les économies occidentales par appât du gain et avidité folle devraient être traduits devant un tribunal de Nuremberg pour crime contre l’humanité ». Il y a pourtant peu de chances que les responsables de banques soient poursuivi·e·s pour des activités qui sont malgré tout légales.

Des banques toutes-puissantes ?

Les banques sont « too big to fail » et « too big to jail », trop grandes pour faire faillite et pour être condamnées. Elles concluent des affaires avec des gouvernements responsables de crimes contre l’humanité, privent les États d’une partie de leurs revenus à cause de l’évasion fiscale, mettent l’économie en danger et peuvent probablement influer sur les prix de l’alimentation en affamant des millions de personnes. Leur influence indirecte est donc énorme, mais leur rôle politique direct, par leurs activités de lobbying, ne l’est pas moins. Un rapport co-écrit par l’ONG Corporate Europe Observatory et l’Observatoire des multinationales et daté d’octobre 2017 s’intéresse ainsi aux lobbies présents à Bruxelles auprès des institutions européennes. Il révèle que le Groupe de haut niveau sur la crise financière, également appelé groupe de Larosière, qui a été mis en place en 2008 pour conseiller la Commission européenne et le Conseil européen, est composé de huits membres, dont quatre ont des « liens étroits » avec les banques Goldman Sachs, BNP Paribas, Citibank et Lehman Brothers. Que la Fédération bancaire européenne a dépensé plus de 4 millions d’euros en 2016 pour faire du lobbying auprès des institutions européennes à Bruxelles et a eu beaucoup d’influence sur les politiques mises en place. Que la Fédération bancaire française et l’Association française de la gestion financière ont dépensé à elles deux un peu moins d’un million d’euros en 2016 en lobbying et que les grandes banques françaises comme BNP Paribas, la Société Générale et le Crédit agricole ont également leurs propres lobbyistes.

Un autre rapport (en anglais) de l’ONG Corporate Europe Observatory, daté d’octobre 2017, concerne spécifiquement la Banque Centrale Européenne. Au moment de la publication du rapport, 517 membres, recrutés de façon opaque, siègent dans les 22 comités chargés de conseiller la BCE. Or les représentant·e·s du secteur financier occupent 508, soit 98% de ces sièges. En particulier, 208 sièges, soit 40% des sièges, sont occupés par des représentant·e·s de 16 entreprises. La Deutsche Bank possède ainsi 18 conseiller·ère·s à la BCE, BNP Paribas 17, la Société Générale 16, le Crédit Agricole 11, HSBC et ING 9. Parmi les neuf sièges qui ne sont pas aux mains du secteur financier, sept sont occupés par d’autres grands groupes comme Total, Airbus ou Siemens (ou encore un cabinet d’avocat·e·s grec !). Ce qui laisse uniquement deux sièges pour des organismes d’intérêt général, le Bureau européen des unions de consommateurs et l’AGE Platform. On note également l’absence totale de membres issus du milieu universitaire.

Cette surreprésentation des banques au sein des comités de contrôle pose problème au regard des fonctions de la BCE. Elle est notamment en charge du contrôle des banques européennes et participe à la régulation du secteur financier. Le conflit d’intérêts est donc important pour les représentant·e·s des banques. Par ailleurs, la Troïka, dont fait partie la BCE avec la Commission européenne et le Fonds Monétaire International, impose des politiques d’austérité à des pays fortement endettés comme l’Irlande, l’Italie et la Grèce. Or le rachat, dans ce cadre, de titres de la dette grecque par la BCE a été accusé d’avoir eu pour objectif de servir les banques privées européennes, qui ont ainsi pu se débarrasser des titres de la dette grecque qui les exposaient à un défaut de paiement (voir par exemple la vidéo ainsi que le rapport préliminaire de 2015, p. 25, du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes). En 2010, pour les mêmes raisons, Jean-Claude Trichet, à l’époque président de la BCE, aurait également rejeté toute possibilité de restructuration de la dette grecque tout en sachant que l’austérité imposée au pays était contre-productive (voir ici). Conflit d’intérêts, et de deux ! Le rapport du Corporate Europe Observatory révèle aussi que la prise de position de responsables de la BCE contre l’instauration d’une réelle taxe européenne sur les transactions financières peut en partie s’expliquer par l’influence des quatre comités de conseil qui se sont penchés sur la question. Une telle taxe permettrait de lutter contre la spéculation boursière en la rendant moins rentable et permettrait aux États de récolter des fonds destinés à la transition écologique ou encore à l’aide au développement (voir par exemple ici). Mais les banques y sont défavorables puisqu’elles réalisent des profits importants grâce aux transactions financières. Là encore, le conflit d’intérêts est flagrant.

À l’heure où circulent des rumeurs de fusion entre BNP Paribas et la banque allemande Commerzbank (voir ici) et où la présidente du SSM, mécanisme qui supervise les banques européennes, déclare espérer de telles fusions (voir ici), le risque est grand de voir apparaître des établissements encore plus puissants, des sortes de godzillas de la finance.

Alors que faire ? Il est vain d’espérer que les banques changent d’elles-mêmes leurs pratiques, même si elles déclarent leur intention de devenir irréprochables à chaque fois qu’elles sont mises en cause. Nous pouvons tout de même soutenir (financièrement, en signant des pétitions ou en participant à leurs actions) les associations qui luttent contre leurs dérives ou contre certains projets particuliers qu’elles financent, comme Attac, Oxfam, les Amis de la Terre et bien d’autres (voir par exemple cette vidéo de Vincent Verzat). Espérer que les gouvernements parviendront à réguler les banques ? C’est également un vœu pieux, et ce n’est pas l’élection d’un ex-banquier d’affaires en France qui va changer les choses. Il suffit de voir comment la loi sur la séparation des banques de dépôt et des banques d’investissement, votée en 2013 et qui était censée interdire aux banques de spéculer avec l’épargne de la population, a été en grande partie vidée de sa substance, à cause de la pression des banques et conformément au souhait d’Emmanuel Macron (voir ici ou ainsi que la vidéo d’Osons causer). Alors en attendant que les gouvernements décident réellement de s’attaquer à ces problèmes, il est toujours possible de changer de banque pour priver les grands établissements d’une (toute petite) partie de leurs revenus. Mais existe-t-il réellement des banques qui ne s’intéressent pas uniquement au profit à tout prix ? Laissez-moi vous présenter quelques banques éthiques dans le troisième volet de cette série.

Aller plus loin

Attac & Basta !, Le livre noir des banques, Paris, Éd. Les Liens qui libèrent, 2015.

Basta !, « Évasion fiscale, fraudes et manipulations : découvrez le casier judiciaire de votre banque », 16 février 2015 (article qui recense les pénalités et sanctions imposées par la justice à quatorze banques, parmi lesquelles les six plus grandes banques françaises).

Du théâtre, à voir si vous êtes au bon endroit au bon moment (ce qui n’a pas été mon cas) : Chroniques d’une ex-banquière (Les conférences gesticulées), d’Aline Fares (voir une bande-annonce ici).

… Et un film : Un fauteuil pour deux (Trading Places en VO), de John Landis (1983), avec notamment Dan Aykroyd et Eddie Murphy, qui souligne les dérives de la spéculation sur les denrées alimentaires et qui aurait inspiré une plus grande régulation des marchés de contrats à terme : la section 746 du Dodd-Frank Act de 2010 est ainsi surnommée « Eddie Murphy Rule » (voir ici, en anglais).

Notes


1. Attac & Basta !, Le livre noir des banques, Paris, Éd. Les Liens qui libèrent, 2015, p. 21-29. [RETOUR]

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